DJEMILA

Fleuron du patrimoine national et universel par Mohand Akli Ikherbane (*)

 

Cette cité antique qui n'a pas volé son nom (1), ce fleuron du patrimoine national et universel, il faut beaucoup de temps pour y parvenir ; mais une fois au milieu de ses pierres et de son silence, on oublie vite la fatigue devant tant de beauté, devant ces espaces de haute culture antique invitant à la convivialité et au ressourcement.

Djemila a résisté à tous les avatars en traversant l'histoire sans trop de déchirures : la beauté a su y garder son charme sans se voiler, paradoxe et mystère de cette ville enchanteresse où la vie ignore la mort, tout comme la paix nargue la guerre.
Djemila est toujours là sur son éperon rocheux, avec une distribution de volumes architecturaux où le cœur a eu raison de la rudesse et de la monotonie du style romain (quadrillage en échiquier) caractérisant les autres villes, avec " sa mer " sur ses mosaïques, ses dieux sur les stèles, l'odeur de l'encens sur les autels. Ici, le mot déchéance n'a pas droit de cité, sauf peut-être pour ceux qui n'ont rien compris aux miracles des civilisations.
Incrustée dans un site d'une beauté insoupçonnée, l'antique Cuicul apparaît subitement aux visiteurs soulagés de l'avoir enfin atteinte, après un long chemin en lacets attisant la curiosité. Enveloppée d'une douceur sans apparat, elle s'avère pourtant d'un attrait irrésistible au milieu des collines qui l'auréolent de leur charme.
Bâtie sur un sol accidenté, Djemila est l'une des plus importantes cités romaine dès la fin du IIème siècle après JC, sous le règne de l'Empereur Nerva (96-98). A l'instar des autres colonies africaines révélées à la postérité par des fouilles de l'époque coloniale (1910-1957), Cuicul se caractérise par une relative cohésion chronologique et monumentale aussi révélatrice que variée, du moins après les nombreuses restaurations, ainsi que par un faste ostentatoire, décelable sur les mosaïques et les textes épigraphiques.


La colonie de Cuicul, sentinelle romaine au cœur d'un massif montagneux, entre Sétif et Constantine, est construite autour d'un forum entouré d'édifices publics tels que la curie municipale (assemblée des décurions), le capitole (temple réservé à la triade capitoline : Jupiter, Junon et Minerve), la basilique judiciaire pour la justice et les transactions boursières et le marché des frères Cosinius avec ses dix-huit boutiques. Aux logis modestes, qui durent être au début ceux des vétérans, succèdent des demeures beaucoup plus spacieuses et confortables avec toutes les commodités (fontaines, salles de réception, bains, latrines privées, etc...), ornées de merveilleux pavements en mosaïque historiée ou purement ornementale, desquelles furent inspirés les noms de ces demeures. De part et d'autre de ces maisons dites du quartier central (maison d'Europe, maison d'Amphitrite, maison de " l'âne vainqueur ", maison de Castorius, etc...) édifiées sur les deux rives du grand axe routier à portiques, sont bâtis d'autres locaux, essentiellement artisanaux, dont un grenier à blé, tous inclus dans un périmètre délimité par une enceinte polygonale. Bien évidemment, ces différentes constructions ont subi des remaniements divers au fil des temps sur le plan architectonique aussi bien qu'ornemental.


Le règne des Antonins (96-192) et celui des Sévères (192-235) furent, pour Djemila, les plus heureux de l'Antiquité. C'est durant ces règnes que Cuicul s'enrichit et se développa, ainsi que l'attestent les édifices évoqués. Tels que nous les voyons aujourd'hui, partiellement et souvent arbitrairement restaurés, ils dateraient, au moins en partie, de la seconde moitié du IIème siècle et auraient subi des remaniements importants à l'époque chrétienne. C'est donc dès cette période (fin du IIème, début du IIIème siècle) que l'espace manqua à l'intérieur du périmètre initial qui fut rapidement débordé.
Les habitants de Cuicul, dont le nombre devait être considérable, s'offraient le luxe d'un théâtre pouvant contenir jusqu'à 3.000 places, construit vers 160. Vingt- cinq ans après, sous le règne de Commode, un bel établissement de thermes d'environ 2.600 m2 était édifié à environ 200 m de la porte-sud, sur le prolongement du grand Cardo (2), tout comme une belle et complexe demeure comportant une grande salle à abside dite " maison de Bacchus " du nom de la plus ancienne mosaïque retrouvée à Djemila, représentant la légende de Dionysos, dieu du vin, de la vigne et du délire mystique. Ainsi, tout un faubourg méridional s'édifia peu à peu, repoussant le centre d'activité urbaine vers le sud.


Cette extension continue eut pour conséquence, dans le premier tiers du IIIème siècle, l'aménagement d'une grande esplanade publique de 3.200 m2 (dite à tort forum novum), dallée comme le vieux forum. Cette vaste place est mise en valeur par deux grands monuments datant l'ensemble : le premier est l'arc de Caracalla construit en 216, ainsi que l'atteste l'inscription honorifique sur le haut de l'entablement, et qui a failli être transporté vers Paris en 1840 par le Duc d'Orléans, commandant du corps expéditionnaire français. Le deuxième monument qui attire l'attention et qui donne un aspect particulier à toute la ville est le temple de la Gens Septimia, édifié en 229 sous les ordres d'Alexandre Sévère, divinisant l'Empereur Septime Sévère et sa femme Julia Domna. Une fontaine monumentale, un marché aux étoffes, un petit temple remanié et une autre basilique judiciaire du IVème siècle, édifiée sur les décombres du temple de Saturne, ainsi qu'une maison achèvent d'encadrer la place bordée de portiques et d'arcades. La période chrétienne a laissé des monuments d'un intérêt capital. L'officialisation du culte à partir de 313 a donné naissance à un autre essor architectural que même l'austérité chrétienne n'a pu atténuer. Ainsi en est-il de deux églises à cryptes, toute pavées de mosaïques, d'une partie de la chapelle d'initiation au baptême, d'un vaste ensemble de locaux qui ont dû servir au logement du clergé et peut-être même aux dévots qui venaient en pèlerinage et enfin, d'un baptistère complètement restauré en 1922.

Cuicul traversa donc le IVème et le Vème siècle, vraisemblablement sans trop ressentir la dureté générale des temps caractérisant le Bas-Empire avec son lot de persécutions. Le schisme donatiste avait sans doute ses adeptes, puisque bien que foncièrement africain et religieux, il avait pour leitmotiv un programme de révolution sociale refusant toute immixtion de l'Empereur dans les affaires de l'Eglise. Cuicul donatiste ? Il n'y a rien de saillant pour l'affirmer. Mais cette cité de la Numidie n'a sans doute pas échappé aux persécutions, tantôt anti-païennes dues au zèle iconoclaste des chrétiens, tantôt aux attaques de l'Eglise officielle dont saint Augustin fut un des représentants les plus en vue.



Dans ce contexte, l'inscription sur la mosaïque trouvée dans le chœur de la basilique du Vème siècle, à la mémoire de son fondateur Cresconius, évoque les justes des générations précédentes, autrement dit les martyrs. Les fouilles effectuées dans la basilique cimetériale à crypte et à abside, dans le quartier ouest de l'ancienne ville, révèlent des sépultures à l'intérieur même de l'édifice. Elles évoquent, sous réserve, l'appartenance de cette église à la secte dissidente des Donatistes, de connivence avec les Berbères des montagnes qui brûlèrent toute la ville, hormis le quartier ouest.

Fortement touchée par le séisme de 419 et la peste qui s'ensuivit, la ville fondée à la fin du premier siècle a disparu vers le VIème dans des conditions très floues. Elle semble avoir été systématiquement pillée puis détruite. Des documents épigraphiques attestent que jusqu'à la décadence de l'Empire d'Occident, en 476, Cuicul était resté sous l'autorité de Rome. L'élan dévastateur des Vandales, à compter de 429, semble l'avoir épargnée car d'une part, les nombreuses mosaïques datant pour la plupart de cette époque dénotent plutôt un regain d'activité à l'abri des troubles, d'autre part, à leur arrivée, la ville appartenait déjà à l'Empire byzantin installé depuis 533. Elle échappa donc et aux Vandales et aux royaumes berbères qui contrôlaient le reste de l'Afrique du Nord.


Les archives ecclésiastiques attestent qu'au concile de Constantinople, convoqué par l'Empereur Justinien en 533, un évêque du nom de Cresconius représenta la communauté catholique de Cuicul, mais on ignore le nom de son antagoniste donatiste.
Après cette date, nous n'avons rien d'arrêté sur le plan archéologique pour prouver la continuité ou la permanence humaine sur le site, hormis peut-être quelques mosaïques de la maison de Bacchus, échappant à toute datation classique, des lampes locales semblables à celles retrouvées à la Kalaâ des Béni Hammad et la présence d'un marabout implanté à l'emplacement du forum antique avant les fouilles de 1910. Tout autour s'étendait une nécropole et de modestes habitations. Une tradition d'habitat s'était-elle maintenue pendant assez longtemps après le 6ème siècle ?
A l'évidence, le site de Djemila peut encore révéler des richesses inattendues, pour peu qu'on l'interroge avec une nouvelle problématique.

(*) Conservateur du musée de Djemila
(1) Djemila signifie " belle " en langue arabe
(2) Grand Cardo : avenue séparant la ville selon un axe nord-sud.

DJEMILA site classé patrimoine mondial par l'UNESCO http://whc.unesco.org
Circuit accompagné des sites archéologiques romains

"Djemila / Timgad" (Circuit 5 jours / 4 nuits du 02 au 06 Mai 2005 )
"L'Est Antique" (Circuit 8 jours / 7 nuits du 05 au 12 Juin 2005 )

Source : Revue de l'année de l'Algérie en France "Djarair 2003"







 

 

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